CÔTÉ THÉÂTRE

 

TA GUEULE !

TA GUEULE ! est une farce pour Soprano, Nain et Vieux. La Soprano peut avoir entre vingt et cinquante ans. Le Nain idem. Le Vieux peut avoir l’air vraiment vieux. Les didascalies peuvent être jouées.

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LE TROU

 

Dans la nuit profonde, c’est L’Internationale – au piano et sans garantie, sans illusion, à cause de la nostalgie qui hante tout être humain digne de ce nom –. Une hypothèse. Maintenant le soleil s’est levé. L’horizon progresse en sagesse sur un champ labouré, de l’autre côté d’une baie vitrée qui embrasse fougueusement toute la largeur du plateau. La Soprano joue du piano en chemise de nuit. C’est dire l’intimité, la sobriété du moment et du lieu. Le piano et son tabouret occupent seuls l’espace intérieur. Le sol est net comme celui d’une kitchenette flamande. Le Nain est recroquevillé sous le piano ; un chien dans sa niche, pas davantage, mais vêtu d’un pyjama. Le Vieux est accoudé au piano. C’est un vieux-beau usé qui sait prendre la pose. Sa tenue est disparate. Nous proposons un gilet pare-balles pourvu des poches nécessaires aux didascalies.

Fin de L’Internationale magistralement exécutée.

LE VIEUX : « Ta gueule, je lui ai dit, ta gueule. Creuse. » Il creusait vite mais pas assez. La terre était gelée. Du béton. On dit ça mais c’est quand même moins dur. Au-dessus il y avait tout pour plaire : les corbeaux, les nuages. Autour c’était la brume et les champs de betterave. Ça soufflait. Un vent qui transperce. On sent ses os, les muscles dessus, les manteaux ne servent à rien. Un coup à attraper une pneumonie, surtout nu-tête comme j’étais. Lui, au moins, à creuser, il n’avait pas froid ; et puis il était du pays, il avait sa casquette. On avait convenu qu’il creuserait. Il creusait. J’allais pas l’aider, chacun son rôle. « On va pas rester jusqu’à la fin des temps ». J’ai dit ça calmement. Il m’a regardé. Il se foutait de moi. Brusquement, il a accéléré la cadence. La pioche a heurté une pierre. J’ai vu une étincelle. Il a jeté la pierre sur le tas de terre et il s’est remis au travai1. Oui c’était un travail. Dix coups de pioche, trois pelletées de terre. Le vent qui siffle. J’ai failli lui prendre sa casquette tellement j’avais froid au crâne, mais l’idée de la crasse et de la sueur qu’il devait y avoir dedans m’a retenu. Objectivement, il travaillait bien. J’aurais pas dû lui faire des reproches. C’est important le travail. Mais je me vengeais du froid. Ça durait depuis un bon quart d’heure. Il a marmonné quelque chose et je lui ai dit de répéter. Il était enfoui dans le trou jusqu’au ventre. Il a répété : « On va quand même pas planter un arbre ». Ça m’a fait rire, lui aussi il a ri. Avec ses dents ébréchées le vent a dû lui siffler dans le gosier. Je lui ai crié de fermer sa gueule et de creuser.

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MANDIBULE

Colette Bonzo (1917-1967), « Les Mangeurs de moutons », huile sur toile, 2m x 3m, 1956. Musée de Tournon-sur-Rhône.

MANDIBULE – un monologue – doit beaucoup au tableau du peintre Colette Bonzo (1917-1967), “Les Mangeurs de Mouton” (1956), intégré à la scénographie de la pièce, comme certaines sculptures de Martine Diersé.  “Mandibule” a été créé le 16 août 2000 au château du Pin, à Fabras (Ardèche), dans le cadre des 5e Estivales et repris la même année au Nouveau Lavoir Parisien, à Paris. Véronique Estel, interprète du spectacle, en a également signé la mise en scène. Les textes en italique sont de Colette Bonzo, extraits de “Une femme en bataille, Colette Bonzo”, Editions Volle, Privas, 1977.

Scénographie : les spectateurs sont assis de part et d’autre d’une immense table, étroite. Le tableau de Colette Bonzo est dressé face au bout de table.  Sur la table, ni couverts ni verres mais les sculptures en grès émaillé de Martine Diersé qui évoquent des crânes d’animaux.

La comédienne circule sur, au-dessous et autour de la table.

 

Mon chéri, tu n’as pas d’appétit ces temps-ci, tu as des vers ? Tu mastiques ? Tu m’aimes ? Trop de sauce dans la salade. Juste l’esquisse, hein – mais sans arêtes – puis la crique… la crypte. Sous terre quoi. La cage thoracique qui mâchonne, qui maçonne. Murée. Comme si c’était la guerre. On tranche. Pour respirer, tu prends ton élan et tu te casses la tête. Tu gicles… Merci, c’est très bon. Lèche-moi les babines. Une bonne blague. Une vraie bonne blague salace, grasse, bonne salace grasse, une grassouille, une bonne grouille grassaille, une fin de passe, quand tout tombe. Puis se redresser, pas mordre la poussière. Pas pousser, hein ! La moule au fond, et frotte frotte. Ou ces rochers mauves qu’on dirait du Monet spongieux. Mais peut-être êtes vous dentiste ?

Si j’étais seule ?… Si j’étais seule je mangerais la banane pourrie qui est dans la voiture. Comment passer à la casserole ?… La poitrine qui fuit ?… Ouah ! Ouah ! L’aboiement des chiens de chasse. De race. Chiens de race. Race. Chien. Tiens. Chef. Chef race. Race chef. Rach! Rach! Si j’étais seule, je dirais pas ça. Ces bretelles de soutien-gorge me serrent la gorge. A boire ! Du pinard qui tache. Une tache, là, rouge, rouge sang. Une crotte de sang et passez la monnaie. Et l’odeur qui tourne la tête, une odeur de tête, une odeur de grenade.

J’ai horreur du fromage de tête.

J’ai pas le temps de mourir, à peine celui de nourrir mon compte en banque. Ma spécialité : la danse des sept torchons… voiles. Saint-Jean-Pied-de-Porc ? Saint-Jean-Baptiste ? J’vais vous dévoiler mes batteries : le riz. Soupesez un grain de riz, glissez-le vous sous l’ongle, puis, du doigt rizotté, pointez un point sur la carte du globe. Vous v’là donc le roi de l’agro. Hi hi hi. Le roi Hi hi. C’est comme l’engrais. Plus t’engraisses plus tu suintes. Faire suer le lard. Merci. C’était très bon. Encore une larme ?

Vous avez lu Télérama ? J’en ai dévoré cinquante-deux hier après-midi. Un an de retard !

Stop. Merci… Vous dansez le kouglof ? Je veux dire, restez pas en carafe. Pensez à Watteau, à Ricardo Wagner – j’en ai connu un Ricardo : décolleté jusqu’au nombril. Il s’est marié à une lesbienne. Vous faites la noce des fois ? Pardon ? Avec un général parachutiste ? Comme c’est original ! Je est un autre comme disait Marivaux… Montaigne. Enfin, il faut danser, c’est excellent pour le moral, la muraille…la marmaille – mais gare aux descentes d’organes !… Ça pèse. Là. On se croirait à Bruxelles… à Pise : quand ça va tomber, ça va faire mal.

On déchiquette pas la viande, mon chéri… On prend le couteau, la fourchette. La fourchette pique la viande. Elle bouge pas, la viande. Le couteau prend appui sur la courbe des dents de la fourchette, il glisse, vous ramenez la lame vers vous et hop ! la viande est tranchée. Élégance ! Sans effort ! Mes pensées vont aux viandes fibreuses et versatiles. Vous poussez la langue entre les dents, au maximum, bien prendre appui sur les incisives, la langue tourne toute seule. C’est rigolo ? Vous recommencez. Je m’adresse aux personnes des deux sexes : quand la chasse est tirée il faut la boire. L’amour, pardon. Dévorer. Quelle ardeur mettent les singes à décrocher la banane !

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CHUT(ES) !  ÇA GLISSE LIMITE LAPIN

« Ça glisse limite lapin – Chut (es) !  » a été créé à Fabras, en Ardèche, dans le cadre des 7ème Estivales du Château du Pin et présenté à la Fondation Royaumont (Val-d’Oise) en 2002.

Texte et jeu : Christian Bontzolakis. Mise en scène, scénographie : Martine Diersé. Jeu, manipulations : Monique Scheigam. Musique originale et interprétation (percussions) : Gérard Siracusa. Ça glisse limite lapin – Chut (es) ! a été initié par Rémy Hourcade, responsable de Langage & Ecritures à la Fondation Royaumont. A partir du filmage de répétitions, Fabienne Vallin a créé une installation vidéo.

« Chut(es) ! », avec Monique Scheigam (jeu) et Gérard Siracusa (percussions).

1

  • Assied-toi là. Là! Pas là : là. Toi tu es là. Et il y a moi. Tu fais ce que je dis.
  • Première chute !
  • Toi tu es là. Et il y a moi. Tu fais ce que je dis.
  • C’est du ping-pong?
  • On n’est pas au Crazy Horse!
  • Deuxième chute !
  • J’emmerde le monde entier qui me jette.
  • Chacun ses hobbies. Choc hobby choc.
  • J’ai du mal à vider mon sac.
  • Hobby lobby job.
  • Juju jobby hob.
  • Troisième chute !
  • Il y a anguille sous roche.
  • Bloqué. Verrouillé. Pas connexion.
  • Connexion.
  • Sur une île déserte on va pas à Carrefour mais on va à la chasse.
  • Mail-shot.
  • Clac
  • Mail-shot.
  • Clac.
  • Mail-shot.
  • Clac.
  • Oing.
  • .Ça vous bousille l’PDG !
  • Flash back.
  • Quatrième chute !
  • Cellule emploi.
  • Arrête de broyer du noir. Tu as le blues ?
  • Technique Recherche Emploi.
  • Dites ce qui va va pas va : ai-je droit au bonheur ? Voulez-vous un café ?
  • R.E. Technique Recherche Emploi.
  • Donc tu cherches du boulot.
  • Cinquième chute !
  • Dans ma tête je te maintiens le non. Il y a eu un hic je me suis enfuie. Le pire sans raison. Je veux savoir ! Si je pouvais éviter la solitude.
  • La tête hors de l’eau !
  • Répétez après moi.
  • Sixième chute !
  • J’ai droit au bonheur comme tout le monde. Je vais finir par croire que non.
  • Êtes-vous vraiment vieille ? Vous avez la fièvre ? Vous êtes enfoncée dans   votre colonne vertébrale, voilà la vérité. Vous devriez être tirée à quatre épingles.
  • Sixième chute !
  • Ici ça fait un peu chambre d’hôpital. Luminosité, éclat, transparence, harmonie. A quel point on est rien.
  • Ça tient à un bouton de sonnette. Laisse-toi aller. Tu souffres ? Tu sonnes. Ça va mieux ?
  • Pas très solide. Faut pas compter sur vous pour enfoncer un clou.
  • Le client a toujours raison.
  • Vous avez déjà utilisé une tronçonneuse ? Parlez-vous anglais ?
  • Septième chute !
  • Quelquefois on ouvre l’oeil au mauvais moment. C’est pas un choix c’est inconscient.
  • Vous devriez être assistante sociale.
  • Huitième chute !

Pour lire l’intégralité de la pièce, cliquer ici : Chut(es)! 2

 

CARNET DE RECETTES

« Carnet de recettes », créé en 2004 à Lyon à L’Agen’Arts, associe le texte (joué par l’auteur) au saxophone de Jean Cohen, jazzman et compositeur, qui improvise sur des mélodies de Gérard Maimone. Le spectacle a été repris dans le cadre des Estivales du Château du Pin (Fabras, Ardèche) et au Cassoulet, Whisky, Ping-Pong (Lyon). Précisions :

Il y a le carnet à souches, le carnet de chèques, le carnet de bal, le carnet de métro, le carnet de timbres. Nous, on serait plutôt carnet de voyage carnet de notes. Si ça voyage en musique et en mots, la recette est bonne. Le tout est de bien mélanger les ingrédients. De faire de la bonne cuisine. Comme dans la vie. Voilà pourquoi nous avons composé un carnet de recettes pour bien déguster la vie sous toutes ses formes – entrées, plats de résistances, entremets, fromages, desserts, cafés et pousse-au-crime. Au menu : comment bien fabriquer son pain, comment bien jouer au casino, comment bien prononcer le é, comment faire de la bonne poésie et de la bonne musique, bien supporter la pluie, bien se marier et bien voter, comment faire de la bonne soupe, bien nouer sa cravate, bien faire des courts-circuits, bien aimer et même bien mourir! Entre autres. Tout ce que la maison offre est de première fraîcheur, ça va de soi. Arrivages en direct pour saxophones et paroles. Le convive déguste en rythmes. On n’est pas au self. On improvise. On concocte jazz. On mijote les mots. La maison ne recule devant aucun sacrifice pour mitonner du plaisir et de l’humour. Croustillantes et titillantes, nos recettes sont infaillibles… Et ça démarre !

 

Christian : Carnet de recettes.

Musique

Christian (il bondit) : Comment bien fabriquer son pain.

Christian (debout) : Faut l’oreille sur l’oreiller, / l’oreille dans l’plume, / l’plume dans l’plumard / et l’pieu au rencard. / L’capharnaüm sur deux oreilles. / L’une ouverte, l’autre conne – bouchée, j’veux dire. / (Il s’assied) Pour l’bon pain faut pas rêver. J’dis rêver comme j’dis somnole, / Faut pas, faut bien, faut pas bien. / Un faux pas. / J’me dis : la boulangère a l’zyeux bleus, forcé qu’fasse du bon pain. Faut des yeux bleus pour faire bon pain ? D’bon blanc pain ? D’bonnes miches, j’dis. /(Il se lève) Et comment faire d’bonnes miches, dis ? Faut r’muer l’pétrin, et glisser l’mains. Qu’ça croustille, qu’ça titille – ça glisse humain. / Oh qu’c’est humide, dis ! / Et l’fatras, l’patatras, comment tu fais, ma mie ? / Et t’es peinte – comment tu t’peins ben ? Faut-y j’ter l’eau du bain, et comment tu nages ben ? Et si tu nages à peine, comment tu noies ta peine ? / A quoi tu rêves ?

(Il s’assied)

Jean : Comment bien jouer au casino.

 Christian (assis) : Impair et passe, comme la roulette, rouge passe et pis t’efface. (Il se lève en même temps que Jean)

(En boucle:) Rouge passe et pis t’efface… Rouge passe et pis t’efface…

Musique solo. Sur son aigu en fin

Christian (debout) : Comment bien prononcer le é.

(Silence)

– i é è

– i

– le problème c’est entre é et è.

– i et é

– i et è

– i et é

– i et è

– Chaque fois qu’on met le i, tu retrouves plus le é : i et é.

  • è

Il se penche vers la partition de Jean et « lit »:

– Non. / (Chant) Il y a i et é. (trois fois)

– Il y a i et i.

– i et é

– i et è

– i et é

– i et i.

  • La bouche on l’ouvre comme ça : é

(Il s’assied)

Musique « lyrique »

Jean : Comment faire de la bonne poésie.

Christian : Pour faire d’la bonne poésie faut la bonne à tout faire.

Jean : Comment bien mourir.

(Christian, debout) : L’corbille l’corbillard avance dans une rue en pente raide et là, y’a embouteillage devant la BNP vu qu’on transfère des fonds d’la banque au camion blindé. Ça s’gâte quand le transféreur ouvre le sapin, y fourgue son sac, vu qu’est miraud le transféreur, ou bien qu’il fait l’obole pour l’au-delà. Et l’corbillard démarre arrière à fond la caisse, vu que l’Roblot i flaire l’bon coup. Du coup ça pète dans tous les sens, vu qu’c’est du coup fourré. Et l’cadavre dis ? Qui fait quoi ? I s’mouche du pèze ? I compte l’biffetons ? I flouze les vers ? I compte l’vertèbres ? I blinde les gaz, pardi, du 100%. (Il s’assied)

 Musique : improvisation soprano. Puis Jean s’assied.

Petit silence.

Christian (assis) : Comment bien supporter la pluie.

L’parapluie s’envole, les volets claquent ! Faut s’cuiter ou bien s’quitter. Faut être quitte ou bien doubler ? Et t’laver, ça pique ta peau. Et tavelé, ça casse ton pot. Rouille ta dépouille, fifille ! Qu’si qu’ça coule, gueule pas ouille ! Qu’si ça goule, quitte ton tutu ! Frappe tes volets ou t’envole ou t’enroule – faut pas qu’ça coule mais faut de la houle !… Mais si ! Tu perds la boule: tipetipetitoui. Tipetipetitno. Tiptioui. Tiptino. Tiptip ma p’tite. Ma p’tite, si p’tite, plus p’tite, bien p’tite… Tipetipetitoui. Tipetipetitno. Tiptioui. Tiptino. Tiptip ma p’tite. Ma p’tite, si p’tite, plus p’tite, bien p’tite…

Musique : soprano « Eurydice », puis progressivement pendant musique, questions Christian  :

Comment bien frissonner sans prendre froid.

Comment bien dormir avec un fromage sous l’oreiller.

Comment bien faire de la bonne musique.

Comment bien réchauffer la cendre froide.

Comment bien embrasser un amour oublié.

Comment bien cultiver ses cauchemars.

Comment bien danser sans tutu.

Comment s’écraser la tête sur l’oreiller.

Musique toujours

Jean : Comment bien téléphoner.

Christian (debout) : Allo ? Ollé ? Ollé ou allo ? Au lait ou à l’eau ? Allo ? Ollé à l’eau. A l’eau j’écoute. No. Allo j’ouïs. No. A l’eau l’ouïe ? Oui ? Ah ! Comment ! Tu jouis ! Oh ! Où ? A Jouy ? Jouy-en-Josas ? Jouy-sur-l’Eure ? Tu jouis de l’eau à l’heure ? A verse ? L’eau à verse ? Et le vice ? Versa, oui. Versa-t-il ? Où ? Au lit ? Un lit versatile ? Oh ! Une fuite ? On est sur écoute téléphonique ? Quoi l’écoutille ? Ah ! Ecoute-t-il ? Egoutte-t-il ? Oh la pluie la pluie la pluie merde. Et je raccroche : (accéléré) Allo ? Ollé ? Ollé ou allo ? Au lait ou à l’eau ? Allo?  Ollé à l’eau. A l’eau j’écoute. No. Allo j’ouïs. No. A l’eau l’ouïe ? Oui ? Ah ! Comment ! Tu jouis ! Oh ! Où ? A Jouy ? Jouy-en-Josas ? Jouy-sur-l’Eure ? Tu jouis de l’eau à l’heure ? A verse ? L’eau à verse ? Et le vice ? Versa, oui. Versa-t-il ? Où ? Au lit ? Un lit versatile ? Oh ! Une fuite ? On est sur écoute téléphonique ? Quoi l’écoutille ? Ah ! Ecoute-t-il ? Egoutte-t-il ? Oh la pluie la pluie la pluie merde. Et je raccroche… (Il se rassied)

Musique « Black Bird ». Christian psalmodie.

Christian : Comment bien se marier.

Pour bien s’marier, i faut des doigts habiles, savoir l’texte sur l’bout des doigts, avoir l’mot sur l’bout d’la langue. (Psalmodie) Tagada oui oui oui, tagada oui mais non. Pour bien s’marier i faut des doigts labiles, d’belles labiales, d’beau babil. I faut l’tapinois et porter d’beaux tongs. (Psalmodie) Tagada oui oui oui, tagada non mais oui. I faut c’qui faut qu’est faux, cochon qui s’en dédie. Et d’beaux voiles à dévoiler qui volent, et du vol à voile voilà c’qui faut, (Psalmodie) tagada oui mais non, tagada oui mais oui. I faut dire oui, quoi, ni coa croa, ni cria Coca. J’crois qui faut dire quoi ? Oui – ou s’tenir coi.

Musique, thème « Black Bird ».

Christian (debout) : Comment bien voter.

A voté. A voté pas à côté. Pas à côté, quèsako ? Dans l’ur. Dans l’heure. Dans l’ur. Dans l’urge. Dans l’urne. Par ci pas là. Par là. De ci de là cahin caha. Cabas cahin. Pas voter Caïn, plutôt s’faire la belle. Label Abel. Votez Abel Abdel. Votez la belle et le résidu – le réséda, da ! Votez pas botté, plutôt chat botté ou cabossé. Votez cabot plutôt que kapo. Plutôt que kapo ? Plutôt que capot ? Plutôt que ta peau ? Voter tapeaunambour, voter topinambour votez pas tambour. Votez pas veau – té ! Votez pas taupe. Vautrez pas l’urne. Votez pour mi votez pour môa. (Il se rassied)

Musique, improvisation.

 Jean : Comment bien ronronner.

Christian (assis) : Inspirez !… Expirez !…

Et pis la glotte la glotte la glotte. Et l’ventriloque qui se déloque. Et l’ventriloque qui débloque.

Inspirez !… Expirez !…

Spit. / Puff. / Prusten. / Gurgle.

Inspirez !… Expirez !…

Brrr. / Grunt. / Growl. / Snarl.

Faut déroter. Faut dégoter sans dérouter.

Purr. / Roar. / Hiss…

Ho !

Pour ronronner faut l’vibrato o o o o !…

Le vibrato colocolo.

Jean : Comment faire de la bonne guerre.

Christian : Naguère, y’avait pas d’guerres. Sauf la guéguerre, y’avait guère d’guerres – sauf la dernière, hier.

Jean : Hier c’était hier.

Christian : Pour faire la guerre, i faut du bluff, (il se lève) des couilles, des couilles de bœuf – et pis ouille ouille !

Faut que ça fouille ! Faut qu’ça fouaille !

Au fond du trou, au fond du puits en vérité, la chtouille qui mouille ! Un dernier râle – i faut être bien ça et être bien son.

Faut que ça fouille, qu’ça te farfouille !

Faut que ça trifouille et qu’ça zigouille !

Qu’ça assaille ! Qu’ça tressaille ! Aïe aïe aïe !

« Tiens, voilà du boudin. Tiens, voilà du boudin.

Pour les Alsaciens et les Lorrains.

Pour les Belges, y’a en a plus. Pour les Belges, y’en a plus.

C’est tous des tireurs au cul! » (Il se rassied)

 Jean : Comment bien passer l’hiver.

Christian : Hélas ! L’hiver ça passe pas – mais ça peut passer si ça passe – enfin ça passe… ça passe ou ça tasse, sauf si c’est une nasse, et là…tu bois la tasse tu bois ma tasse tu bois ta tasse et t’entasses et t’entasses et tu tasses et plus t’entasses plus tu tasses et plus tu tasses plus t’entasses.

Y’a plus de traces, y’a plus de races.

Tu brasses… ou bien t’embrasses. Ça t’harrasse ta carcasse!

 Jean : T’es à la masse!

Christian : T’enlaces et pis tu te lasses…

C’est dégueulasse.

Et i neige… comme chez Blanche-Neige.

Jean : Comment bien passer le karcher.

Christian : (Il chantonne) Dors mon p’tit karcher, dors mon p’tit karcher, dors mon p’tit karcher

Min p’tit pouchin, min gros rojin

Te m’fras du chagrin

Si te n’dors point ch’qu’à d’main.

Dors mon p’tit karcher, dors mon p’tit karcher, dors mon p’tit karcher…

Jean : Comment faire de la bonne soupe.

Musique

Christian (debout et chant :)Tu prends l’poireau, dos potatoes, navet, turnep, rave l’rutabaga. Et chou mignon. Tu pèles tu touilles. Et l’sel t’oublie pas le poivre, l’pili-pili, l’paprika. Tu r’touille l’rata. Touille jusqu’à plus ouille. Faut pas qu’ça rouille.

Jean : Banco !

Christian : debout prime la ponte à la table !

Jean : Messieurs, la table est morte.

Christian : Rien ne va plus !

Jean : Les voisins du zéro ?

Christian : Le cheval du 14 ?

Jean : La douzaine du milieu? Impair, rouge…

Christian : …manque et noir !… Rouge passe et pis t’efface…On double ?

Musique

Christian : (Reprise musique et chant :) Tu prends l’poireau, dos potatoes, navet, turnep, rave l’rutabaga. Et chou mignon. Tu pèles tu touilles. Et l’sel t’oublie pas le poivre, l’pili-pili, l’paprika. Tu r’touille l’rata. Touille jusqu’à plus ouille. Faut pas qu’ça rouille !

 Jean et Christian assis. Silence.

jJean : Comment bien ajuster sa cravate.

Christian : Comment bien sympathiser avec des tulipes.

Jean : Comment bien réparer son accordéon.

Christian : Comment bien faire des courts-circuits.

Jean : Comment bien aimer.

Christian : Comment bien choisir son coussin de méditation.

Jean : Comment bien être en fonds.

Christian : Comment bien surfer sur les vagues.

Jean : Comment bien être bien dans le jardin.

Christian : Comment bien être vraiment bien… Comment bien.

Silence

 

LA DINDE, CONTE DE NOËL

Monique Scheigam dans « La Dinde ».

« La Dinde » a été créé en 2012 dans le cadre des Estivales du Château du Pin (Fabras – Ardèche) avec la comédienne et marionnettiste Monique Scheigam, qui co-signait la mise en scène avec l’auteur. Marionnette et accessoires : Martine Diersé. Avec la voix de Clémence Desprez : pour l’écouter, démarrer la lecture :

N’y a plus de Petit Jésus. N’y a plus que le ciel bleu, ou la neige au choix, c’est déjà pas si mal. Y’a bien du givre, de la gelée blanche saupoudrant les souvenirs. On va manger la dinde, c’est bon la dinde et ça vient d’Amérique. On va mettre les chaussons dans la cheminée, allumer un grand feu. Les chaussons vont brûler. On aura les braises pour cadeaux. On va les regarder rougeoyer et on n’ira pas à la messe – c’est pas la peine : on prendra la dinde, on la posera entre la fourchette et le couteau. Nous, on fera les Rois Mages. Y’aura Nabuchodonosor, Marcel Proust et Balthazar, et ils apporteront le poivre, le sel et la moutarde. On fera venir une star à la peau bien blanche pour qu’elle fasse l’étoile du Berger, on la fera boire de la Veuve Cliquot pour qu’elle rayonne. On va être saoul. Après, on sortira dans les prés, on pissera et on entendra un grondement : c’est l’orage de Noël, un grand éclair tombe et tout est transformé ! Moi, je suis un gros ruminant de bœuf roux ; Olga, si bleue, est à nouveau vierge ; à ses pieds, Dédé scie du hêtre ; Pounet a de belles oreilles d’âne, il n’arrête pas de braire ; la Star clignote dans un châtaignier ; et là, sur un lit de feuilles mortes, la dinde se rengorge. Dieu qu’elle est belle avec ses plumes noires et son cou, si rouge, et son bon gros bec. Elle glougloute si fort qu’elle va pondre. Elle pond, et on est tous à genoux dans l’herbe humide pour voir l’œuf éclore : une petite croix, mignonne et noire est née, et voilà, alléluia, c’est un miracle. On s’est encore fait avoir.

Pour voir un extrait de la pièce filmée par Laura Monnier, cliquer ICI.

CONSTANTINE

Horace Vernet, « La prise de Constantine », 1837.

(L’homme avance, il porte la femme sur ses épaules.)

 Une blonde sur mes épaules, quel rêve ! J’étais caporal et j’avais le regard distrait. Je flânais sur le pont Sidi M’Cid. C’est comme ça que je me suis engagé. Tu as vu le ravin ? En bas, au fond, c’est plein de bidonvilles. Bizarre, les arcades dans l’avenue principale. Elle s’appelait comment déjà ? Victor Hugo ? Belouizda ? Arcades. Froid. Magasins années 50. Une ville noire. Femmes drapées, voilées noir. Le ciel aussi, l’hiver. Tu es arrivée par le plateau ? Tu as vu la tour Niemeyer, la tour de l’université, seule sur l’immensité ? Les eucalyptus qui bordent la route résistent à la neige. C’est une grande ville mais elle paraît étroite. Ça monte toujours. Rue Abane, restaurant. Cher mais tajine excellent. Salle au premier, panorama sur la ville. On se chauffe au charbon. Les cheminées. Tu vois le tableau. L’action psychologique. 5e Bureau, diffusion restreinte. Une ville aux dimensions limitées. Secrète. S.A.P.I. Service d’Action Psychologique et d’Information. Le ravin. Dessous, à soixante mètres, le Rummel. La faille, les falaises. Quatre-vingt-quinze mosquées avant les Français. J’aime bien les Françaises. Elles sont légères et blondes. Le problème numéro 1 c’est la prise en main des populations. Le milieu humain, le milieu naturel, le milieu de la ville est un ravin. Le chemin des Touristes, à flanc de falaise. Ni bilan, ni victoire. La masse, comment la prend-on ? Idéologie. Technique. Les techniques. Rien que des techniques. Au début, rien. Deuxième phase : silence. Tertio, constitution de groupes armés. Quarto, séparation civil/militaire. Enfin, troupes régulières, organisations politico-administratives parallèles à l’organisation légale. Ville prise. Légion Etrangère. Les bidonvilles du Rummel. Les rats. Les ratons. L’odeur, l’été. Les étés sont terribles. Malgré tout, la ville prospère. Dompter est un réflexe social. Ne pas quitter l’animal des yeux. Une seule faille dans le regard, la ville se coupe en deux. Les grains de blé roulent, se séparent. Penchées au-dessus du Rummel, les silhouettes noires de l’Action Psychologique. Emplettes. Marché. Donnant donnant. Calvaire du 5e Bureau. Horlogerie. Question dans les états-majors : comment ratisser large ? Donald Duck à l’An Nasr. Chabet El Akra – le Défilé de l’autre monde. Abdelhamid Bencharif, Abdelkader Bencharif, Abdellah Ait-Abdesselam, Mohamed Baghli, Abdelkrim Bencheik Lefgoun, Rachid Belhadj Mostefa, Hacène Bourghoud, Hafid Boudjemaa, Hamou Benidir, Belkacem Bensmail, Mokhtar Deghri, Mahieddine Khellaf : la ville regorge de médecins et je suis leur intime. Permanente, offensive, adaptée, préparée, contrôlée, l’action = échec. Je ne dis pas ça pour offenser. Tu ne t’appelles pas Jeannette. Les Français, toujours, partent. Viennent, visitent, repartent. Toujours sur la brèche. Sacré challenge. Le plus fort bat le plus faible ? Cf. Lénine, Mao Tsé Toung. Rummel. Tu ne vas pas descendre là-bas ? C’est bourré de slogans, de figues de barbarie. Plus la crasse, les carcasses. On rafle la mise. La guerre n’est jamais propre. Altitude moyenne : 1000 mètres. Climat rude. Eté chaud, novembre-avril froid. Jamais regarder les hommes en face : ils le prennent pour une avance. Avenue Rahmani, le Cirta est très bien : baignoires etc. Les normes traditionnelles sont mortes ? Elles resurgissent. Les Affaires Indigènes débouchent sur l’Action Psychologique. T’en fais pas pour les mouches, elles s’habituent. Octobre 1837, le général Valée enjambe le Rummel. Prise de Constantine. Tableau. La distribution de l’eau laisse à désirer mais il y en a toujours assez pour les baignoires. Je dis ça en vrac, tu vas trier. Femmes en noir, parfois elles pleurent. Elles regardent la Mansoura. Neige sur la Mansoura. Le quartier arabe est circonscrit par la rue Nationale, les ravins du Rummel. Tu vas te perdre. Exécution des consignes. Point. Le troisième homme est à pied d’œuvre, l’officier de l’Action Psychologique. Les cadavres ne restent pas longtemps dans les gorges du Rummel. Comme dit le colonel Lacheroy, il y a un problème. Les rochers tombent sans qu’on les dynamite. Ils tombent d’eux-mêmes. Ils écrasent tout. Ils rebondissent. Ils écrasent tout. Les rochers brûlent les étapes. Tout ça c’est du passé. Complicité, silence, exécutions, trafic d’hommes par méthodes appropriées. Je possède un certificat de propriété, l’hôtel d’Orient et d’Angleterre, deux étoiles B, 12 rue Hachi. Des bombes éclatent. Impossible de visiter les chambres. Tant pis si j’aime les blondes. Comment perfectionner une technique opératoire ? Attentats ! Terrorisme ! Tu sais ce qu’on jette au Rummel ? Lampes à huile, lampes à pétrole. L’électricité scintille dans les mechtas. Expérience insuffisante. Sourire de guerre. Printemps de mars à fin juin. Œillets sauvages. Cirta, Numidie. 36°, 22’, 21’’ de latitude Nord. 4°, 16’, 36’’ de longitude Est. Crève, Constantine ! Qui beugle pour arrêter son âme ? Pour réveiller son âme. Rummel ! Galop. Les pleureuses trébuchent dans leurs voiles. Noir. Dégringolent. Rummel. Française, nous avons encore besoin de toi ! Refus de Constantine. Je laisse la parole à Eddie Constantine. Son vrai prénom c’est Israël. Laissons de côté Israël. Eddie joue dans les films de Godard ou de Wim Wenders. Personne, à Constantine, ne joue dans un film de Godard ou de Wim Wenders. Dieu soit loué Eddie relève le gant. Eddie visite Constantine. Il dit : “Constantine. C’est ça : Constantine.” Il repère la caméra de la RTF et dit : “C’est ça Constantine ?” Il regarde les agaves dans les ravins – nous sommes avant l’indépendance –, il se tourne vers les élites musulmanes, les caïds, les conseillers généraux, et il lance : “Sans préavis des bombes explosent. Quelques individus lancent l’affaire. Tout est absolument artificiel. En quelques mois, les opinions nationales, locales, mondiales sont enfin saisies du problème.” Chapeau Constantine ! Les Français saisissent la balle au bond. Naissance du Plan de Constantine. Cigarettes, whisky et p’tites pépées. Il en connait un rayon, Eddie, sur l’action psychologique. Le problème de l’oued, c’est l’odeur estivale. Rummel à sec. Moutons égorgés, entrailles des filles. Lacheroy rapplique : “Nous avons affaire à une guerre révolutionnaire. Une guerre qui mobilise les fonctionnaires, les commerçants, les ouvriers, les fellahs, les hommes, les femmes, les enfants, les vieillards. Cette masse comment la prend-on ?” Comment regrouper ? Comment faire passer la foule par la brèche Ouest, percée dans les remparts par les Français en 1837 ? Problème numéro 1 l’odeur. La foule passerait à l’aise par les portes Bab-el-Djabia et Bab-el-Kantra, or elles sont murées. Amères victoires. Voici ma carte d’Ancien Combattant. Caporal. Avant, pendant, après, il s’agit du même homme. J’ai ratissé large. Je connais la ville comme ma poche. Reste une boule dans la gorge. Puis-je devenir le troisième homme ? Non. Pourtant j’adore les blondes. Unité de mission la plus petite possible. Souplesse des effectifs. Destruction. Mosaïques de Cirta, magnifiques. Visiter musée archéologique Gustave Mercier. Air France, rue Abane Ramdane. Evêché, 25 rue Desmoyen. Oued Amimine, club hippique fréquentable. Nuit noire à Constantine. Pannes de courant. Réseau inadapté. Les vautours nettoient les charognes. Noir. Pas assez vite pour épargner la puanteur. Baroud d’honneur. Kif et jasmin, la bonne vieille odeur fait passer la sauce. Trois types de mesures à prendre d’urgence : politico policières, psychologiques, propagande. L’acquisition de nouveaux réflexes sociaux est à ce prix. L’ombre des femmes en noir règne sur Constantine. Détestent être prises en photo. Pas filmer. Ranger caméra. Silence. Jeter caméra Rummel. Crues à Constantine ? Dévastatrices. Récupération : un cadavre. Égorgé. Paix à son âme. Constantine manque de vautours. Constantine, épique. Ses ennemis saluent Constantine. Des poètes à Constantine ? Qui regarde les eaux rouler dans la gorge du Rummel ?   Tu veux descendre ? Je te porte sur mes épaules. Une blonde sur mes épaules, quel rêve! Te déchire pas les mollets. Ça griffe. Buissons terribles. Agripper. Partons en chasse. Les sangliers écrivent des slogans sur les murs. A peine lisibles. Toujours la technique fait défaut. Pas français, pas arabe. C’est quoi ? Penche-toi, tête blonde ! Oui ça change. Lettres mouvantes. Technique de la guerre révolutionnaire. Action Psychologique. S’efface de droite à gauche à droite. Doctrine du ciel noir. On s’échine à construire des bases solides, le fleuve emporte tout. Contact. Propagande. Chaleur contre ma nuque. Jamais faire confiance aux officiers. Les dépouilles du paysage s’accrochent aux rochers. Descendre, encore. Jouer du rebec avec obstination, jeter le rebec. L’excès de sang, lot de la technique. Non, tu n’es pas trop lourde. Larmes et nostalgie. O gens d’Allah, secourez le traqué ! Je ne chante pas pour t’embobiner. L’information n’est pas une affaire de spécialiste. Les militaires sont-ils des spécialistes ? Patience. Nous pratiquons un art de vivre par temps de catastrophe. Difficile de déchiffrer les graffitis juchée sur des épaules arabes. Penche-toi. La moisson sera fructueuse. Nous possédons une panoplie complète d’épitaphes. Le courant passe entre nous. Directive générale : la mort. Élaboration : la végétation permet aux hommes de se dissimuler. Supprimer la végétation. Préparation étape ultime : déraciner. Napalm. Pas peur. Je te protège. Lauriers roses repoussent. C’est trop dur. Parfois je pleure. Parfois j’arrache les lauriers. Je creuse comme un chien. Je découvre les racines. Les pierres entre les racines. Impossible d’aller plus loin. Plus d’ongles. La guerre n’est qu’une étape. L’appareil colonial est en dessous. Développement économique : le gazoduc enjambe le Rummel. Des casemates en béton protègent le gazoduc. Souvent je mélange dates/dattes. Imagine le grabuge. La peur creuse les ventres. Attacher le sanglier au pare-chocs. Traîner le sanglier. Eteindre phares. Sa peau est dure, il en restera toujours assez. Interdiction de fumer : de nuit la lueur d’une cigarette se voit à des kilomètres. Je rêve de dire quelque chose de précis. Impossible. Dans l’action psychologique, il faut rester flou. Femmes en noir. Youyous ? Pourquoi pas. Qui remontent de la gorge. L’information doit être contrôlée en permanence. Si je pouvais déchiffrer ce qui coule de mes lèvres. La question est : je n’y arrive jamais. Peuple sans défense. Bribes. Moi, là. Toi sur mes épaules. Bientôt nous arrivons. Ça te plaît ? Ici j’ai déterré un mort. L’honneur, l’intelligence humaine. Pas d’identité. Rien. Du moment qu’on travaille c’est déjà beaucoup. On remontera en ville avant la nuit. Pas rester ici la nuit. La révolte. Toujours quelqu’un. Personne ? Je te guette. Ou tu me guettes. L’affût. Si je glisse, accroche-toi à mes cheveux. On se connaît mieux maintenant. Tu es légère comme ta brume natale. Brume colle au Rummel. Spectre. Différence entre exécution et exécution sommaire ? Ceux désignés pour la corvée de bois ne coupent jamais de bois. La technique fait toujours défaut. Le bois pousse à tort et à travers. Impossible de marcher, impossible de se cacher. On expédie des hommes couper le bois, jamais ils n’exécutent le travail. Guerre totale. Constantine reçoit des touristes. Ils désirent visiter les gorges du Rummel. Accueillons-les volontiers. Ouvrages en peau, tissus de laine, haïks, burnous, kachabias, tellis, tapis, tannerie, sellerie, cordonnerie, orfèvrerie, bijouterie, dattes, huiles, têtes de moutons. Vas-y de ma part, on te fera des prix d’ami. Tes jambes sont douces à mon cou. Jamais vendre les voiles noirs. Nos femmes refusent. Veulent pleurer sous leurs voiles noirs qui les couvrent de la tête aux pieds. Viennent sur le pont. Se penchent, contemplent les flots en crue. Caporal, pour te servir. Ne parle jamais de ma photo en caporal. Déchire la photo. Je ferme les yeux, tu jettes les morceaux dans Rummel. Je ne t’en veux pas. Déchire ma photo. Nous sommes intimes. Je te demande de déchirer le caporal. Après l’indépendance, raser moustache. C’est toujours moi. Pièce à conviction ? A l’époque on porte le calot. Je pourrais être le troisième homme mais je n’ai pas le type. Les normes qui nous servent à peser les forces en présence sont mortes. Le combat n’a pas été mené jusqu’au bout. Chabet El Akra. Le Défilé de l’Autre Monde. Le cours des événements n’a de nécessité que si le système n’est pas mis en question. Drame historique. Mon nom est inscrit dans l’histoire nationale. Je connais le Colonel Lacheroy, le Capitaine Jacques Mercier, le Capitaine Durand, le Colonel Argout. La phase militaire ne s’achève jamais. Massinissa, Jugurtha, Abdelkader, Keblout. Vainqueurs inutiles. Vaincus indéracinables. A l’Est de la ville, cimetière de voitures militaires. Mosquée Djama Sidi El Akhdar (1753). Colonnes en marbre, cinq nefs. Aux murs, faïences de Livourne, Florence. Si tu égorges un homme, son cri, un trou dans la gorge. Bidonvilles, sirènes de police. Sifflements par-dessus les flots. Mutilations, automutilations au bord du Rummel. Listes affichées après chaque crue. Les femmes en noir viennent les consulter. Les bavardes se taisent. Savent aussi rire, pleurer en silence. Maquillées. Invisible sous le voile, le khôl scintille. On dirait des étoiles. Le troisième homme, devenu militant de base, ordonne à ses jambes de marcher. Elles le portent au bord du fleuve. Un hélicoptère tourne à l’aplomb du ravin. La rive est mouvante. Les galets blessent les pieds. Je ne suis pas une machine, pourtant je te porte. Tu es une femme émancipée ? Tu pratiques l’infanticide ? Ici elles font toutes ça. Crois-moi, les hommes les aident sans détourner la tête. Pouvons-nous changer ? Nous pouvons rétablir l’ordre. Nous avons des putains. L’armée laisse de nombreux déchets. Ils n’en finissent pas de pourrir. Tiens-toi, on va te couper les bras. Le colonel Argout est sergent avant d’être colonel. Je confonds avec le Capitaine Sergent ? Voilà comment on monte en grade. Caporal. Sergent, capitaine, colonel. Quelque chose bouge dans le Rummel : une tête humaine. A cinquante-sept mètres on ne distingue pas grand-chose. Le courant l’emporte. Le rythme de ce crâne cahoté. Toujours surveiller le Rummel. La tête remonte le courant. Technique de la guerre révolutionnaire : cette masse comment la prend-on ? Par les cheveux. S’il en reste. Nous vivons au sein d’une dépression tellienne étroite et discontinue. Nous sommes de la haute plaine. Calcaires rigides. Deux mètres de pluie par an. Dieu suprême : Baal Hammon-Saturne. Douze fois apostats, nous avançons sous surveillance. Il y a des lacunes dans le paysage mais nous le traversons. Caractère de cette guerre : guerre totale. Je sens ton odeur de blonde. Les Services sont de plus en plus puissants, les officiers de plus en plus nombreux. L’Action Psychologique se déploie. Soumission passive, centralisée. Halte ! Glaïeuls sauvages. Pas le temps. D’un coup, la nuit. Chacals. Hyènes. Elles reniflent les données du problème. Chaque unité occupe un territoire déterminé. L’unité s’occupe des problèmes civils et militaires. Je suis dans l’unité donc je m’occupe de tout. Fameuse tactique. J’en raconte de belles sur Constantine. Guerre, les matières de la guerre. La ville. La destruction. L’adversaire s’implante partout. La chaleur décolore les champs. Napalm. Je désire effacer le paysage. Impossible. Je désire être le troisième homme. Impossible. Je te désire. Possible ? Glaïeuls ? Surveiller le fleuve. Moi, glacé de peur. Pas toi ? Toujours ta chaleur sur mes épaules. Pénétrons dans la guerre psychologique. Crépuscule. Assis sur les galets, le Colonel Lacheroy semble contempler le Rummel. Il ne nous a pas vus. C’est une feinte. Son treillis est superbe. On dirait un tigre. Je lui arrive à la cheville. Il relit Mao Tsé Toung et Lénine. “Le problème n°1 c’est la prise en main des populations qui servent de support à cette guerre. Celui qui les prend ou qui les tient a déjà gagné.” Le fantôme du Colonel Lacheroy s’évanouit. Phase militaire pas terminée. Phase psychologique de plus en plus militaire. Phase militaire de plus en plus psychologique. Les deux phases ont une conscience aigüe l’une de l’autre. A quel moment le mécanisme s’enclenche ? Tu en as marre d’être sur mes épaules ? Des pierres ? Je connais le chemin par cœur. Sous la montagne, le Rummel. Libération au ralenti. Le ralenti ralentit. Je dis pas qu’il s’arrête, il ralentit, il paraît immobile. Tu pourrais descendre, marcher, sentir la fraîcheur du Rummel. Ne quitte plus mes épaules. Collée au troisième homme, engin de guerre, raton d’active. Tu vas pas me dénoncer ? Rien ne résiste à la chaleur du napalm. Ni les cèdres, ni les chênes, ni les hommes. Le napalm enflamme les voiles noirs des femmes. Chabet El Akra. Le Défilé de l’Autre Monde. Discipline, rien qu’elle, toute la discipline. J’ai l’intime conviction qu’il faut refuser les ordres mais je les exécute. Exécution ! Les jambes marchent, les mâchoires explosent. Descend ! Ici, vue dégagée, tôles des bidonvilles, la pluie. Quitte mes épaules ou ils vont m’égorger.

(La guerre n’est pas achevée. La femme quitte les épaules de l’homme. Elle s’assied au bord du Rummel. Elle s’assied au bord du Rummel et regarde l’homme. Elle est si jeune.)

Tu as peur. Vraiment peur. J’ai accepté ce jeu – être portée par toi dans les escarpements, les taillis, à cause de ton désir. Je ne comprends pas ce que tu dis. Confusion des paroles. Nature envahissante. Les lumières de la ville nous surplombent. Je voudrais rejoindre l’hôtel. J’ai réservé une chambre tout confort. Je me sens prisonnière. Tu vas me traiter en putain. Ici personne n’est chez soi. La ville, au-dessus, lointaine. Il ne pleut pas. Pourquoi as-tu parlé de la pluie sur les bidonvilles ? Quand les hommes sont violents, il faut se taire, partir, subir. Le magasin des accessoires est rétréci. On y choisit ce qu’on veut. Ta tête dans l’obscurité. Masse noire. L’odeur du fleuve. Falaise à pic. Le ruissellement. Raclement de l’eau contre les rochers. Une chute d’eau, à peine brillante. Squelette du ciel. Explosion. Klaxon. (L’homme s’accroupit) Tu pleures ? Je voudrais te consoler. Impossible. Inconsolable. Je ne suis pas de la famille. Je suis étrangère. Tu murmures en arabe, un mot français affleure. Des oiseaux piquent une souche. Le bois dérive, heurte un rocher, s’immobilise dans le courant. (L’homme sort sa carte d’ancien combattant de l’armée française) Tu devrais jeter ta carte d’ancien combattant de l’armée française. Je regarde la photo. Dans l’obscurité, je distingue à peine les contours du portrait. Tu veux que le la jette ? Non. (La femme glisse la carte dans une poche de la vareuse de l’homme) J’ignore presque tout de cette guerre. J’ai froid. Peu importent les victoires et les défaites. Je ne suis qu’une touriste. Une visiteuse passionnée d’archéologie. Je ne veux rien savoir de plus. Nous allons remonter là-haut, en ville. Je n’ai plus peur. Nous allons remonter.

(L’homme acquiesce. Il se lève, lentement.)

La chambre où nous entrons, tu la connais par cœur. Carrelage blanc moucheté de noir. Proche du plafond crème, un vasistas étroit prend la longueur de la pièce. Accolé à la façade, un réverbère éclaire la chambre. Parfois, des gamins escaladent le réverbère et regardent ce qui se passe à l’intérieur. Il faudrait poser des rideaux. Lit adossé à une cloison. Table ronde peinte en brun. La cime des montagnes se découpe à travers le vasistas. Trois chaises de classe, la table. Couvre-lit : un châle en laine rouge. Une ampoule. Plafond. Froid. Sur le mur bleu, face au lit, un grand chien rouge, chien allongé, une sorte de lévrier, Le chien rouge de Gauguin. Un chien d’avant. Numéros d’El Moujahid sur la table. Pauvre lit. Punaisé au-dessus, à l’encre noire : J’entends le bruit de la bataille que le tic tac des horloges du monde livre à votre beauté sans défense 1. Là aussi, d’avant. Le locataire d’avant était aveugle et albinos. Il porte une kachabia marron mais on le prend pour un Français. Dans la rue, on l’insulte en arabe. Il ne cherche jamais à rétablir la vérité. Le chien, la citation, là, avant l’aveugle. Je sais comment cela va finir. On se déshabille à peine – le froid. Tu fermes tout le temps les yeux ? Je n’ose pas demander : tu fermes toujours les yeux ? Je n’ose pas. Une vague. Je caresse tes cheveux. Bruit des corps. Bruit des corps d’avant. Rien ne se déplace. Ou si peu. Les corps basculent. Les gorges. Voile noir. La garnison entière lui est passée dessus. Le chien rouge traîne un lambeau de chair. Il gronde. Coups de pieds. Lâche le morceau. Il regagne le mur. Et cet enfant, de qui est-il ? Coups de pieds dans le ventre. Tu avortes ? Je n’avorte jamais. C’est comme ça que le troisième homme est venu au monde ? Spasme. Dormir serrés dans le lit étroit. Ce lit-cage a servi à des choses innommables. Qui habite l’appartement avant l’albinos ? Tes cheveux, drus, poivre et sel. Le jour se lève. Les reliefs de la Mansoura se découpent dans le vasistas. Un graphique blanc. Il a neigé pendant la nuit. Dans la chambre, l’air glacé. Perles humides sur le carrelage. Le chien rouge gémit. Tu te réveilles. Lumière blanche de la neige. Les jappements du chien s’accentuent. Il s’étire sur le mur. Son ombre envahit la paroi.

1 In Quartett, de Heiner Müller.